Archives par étiquette : Biennale Internationale des Arts de la Marionnette.

Scalpel et Plastic

© Martial Anton – Scalpel.

Deux fantaisies dystopiques pour acteurs et marionnettes – un spectacle mis en scène par Martial Anton et Daniel Calvo Funes / compagnie Tro-Heol – textes Alexandra-Shiva Melisdans – dans le cadre de la Biennale internationale des arts de la Marionnette – au Théâtre Thénardier de Montreuil.

Dans un lieu charmant et convivial, le Théâtre Thénardier à Montreuil, imaginé il y a quelques années par un musicien-architecte, Sarclo, à partir de matériaux de récupération et géré par un collectif d’artistes, les deux spectacles s’enchaînent, sans coupure ni pause, même s’ils ont été conçus en deux étapes et temps différents. Même auteure, même scénographie, mêmes acteurs-manipulateurs, même esprit des lieux, même philosophie. On se projette en l’an de grâce 2053. On s’en fichait alors comme de l’an 40, d’après l’expression consacrée, on ne s’en fiche plus depuis l’an 2000 après avoir fièrement changé de millénaire, ni au-delà, à l’heure de toutes les alertes, et jusqu’en l’an 3000 où nous mène le spectacle, alors qu’on n’y sera plus.

Superstition ou anticipation à la Orwell, ce qui nous attend n’est pas joyeux. La compagnie Tro-Heol le traite, dans Scalpel, sous l’angle de la métamorphose du personnage principal, Emma, bien sympathique mais un peu crédule. « Miroir, génie du miroir, suis-je la plus belle de tout le royaume … » Toutes les femmes se sont posé la même question dans les contes. Ici Emma prend les devants et décide d’améliorer son physique, en vue de booster sa carrière. Du troisième sous-sol de la bibliothèque municipale où elle travaille en tête à tête avec les livres, au service de l’archivage des ouvrages délaissés, elle rêve d’une promotion et de remonter en surface, à l’accueil de la bibliothèque. Il lui prend donc la lubie d’être belle, d’être plus belle, elle se trouve moche, ou on la trouve moche. Alors, ses économies en poche, elle démarche les chirurgiens des cabinets d’esthétique qui ne demandent pas mieux que d’intervenir sur toutes les parties de son corps dont le nez, les lèvres, les seins et autre. Armé de sa perceuse, le chirurgien attaque par la boîte crânienne et intervient allègrement jusqu’à la transformer en monstruosité. A partir de l’argument proposé, Alexandra-Shiva Melis, comédienne, marionnettiste et plasticienne a composé le texte qui met en vis-à-vis les normes auxquelles on s’assujettit et la pression qui va avec. L’objet marionnette, le matériau qui la fabrique, se prêtent bien à ce jeu de surenchère de la beauté, et la compagnie Tro-Heol s’en donne à cœur joie dans la causticité et la ridicule transformation de sa charmante poupée en personnage cauchemardesque aux proéminents appendices.

Le deuxième volet de la dystopie, Plastic – pièce satyrique pour comédien-ne-s, marionnettes et autres objets hétéroclites – nous mène à nouveau dans une époque bien éloignée de la nôtre. Pourtant elle pourrait y ressembler comme deux gouttes d’eau. On est à l’ère de la destruction du vivant, les espèces animales et végétales ont pratiquement disparu, l’air et l’eau se raréfient, thèmes devenus notre quotidien. Le plateau est ouvert, et hors-castelet comédien et comédienne l’envahissent avec leurs figurines à peine rassurantes. Pourtant, Eva cherche à sauver la planète et se lance avec son garde du corps, un serpent, dans d’étranges expérimentations qui pourraient influer sur les perspectives de fin du monde. En écho à Scalpel, c’est aussi Alexandra-Shiva Melis qui en a écrit le texte, jouant sur la découverte du plastique autant que sur son génie destructeur, Matthieu Maury en a inspiré l’univers visuel. La création sonore, pour Scalpel comme pour Plastic, est signée de DEF aux manettes de la musique électronique, actrice et acteur – Mélanie Depuiset et Frédéric Rebière – portent avec talent leurs personnages, autant le texte que la manipulation.

© Martial Anton – Plastic.

Fondée en 1995 par Martial Anton et Daniel Calvo Funes – qui en sont aussi les metteurs en scène – la compagnie Tro-Heol inscrit ses spectacles de théâtre et marionnettes dans des sujets de société et d’humanité. Conventionnée par le ministère de la Culture depuis une douzaine d’années, elle s’est installée à partir de 2003 dans le Finistère où les deux metteurs en scène conçoivent leurs spectacles pour un large public, souvent à partir de dix ans. Dans le cadre de la Biennale internationale des arts de la Marionnette, la Compagnie présente aussi # Everest, à l’espace Les Passerelles de Pontault-Combault (77), d’après le texte de Stéphane Jaubertie sur le thème de l’infiniment grand et l’infiniment petit, réponse à une commande de l’Institut International de la Marionnette pour une création de fin d’étude en juin 2021, avec les élèves de l’école.

Dans Scalpel, les metteurs en scène se demandent : « Jusqu’où serons-nous capables d’aller pour avoir la sensation d’être bien dans sa peau, de correspondre à la norme esthétique ou répondre aux attentes sociales et professionnelles. » Dans Plastic ils voient « Une sorte de fantaisie trans-hum-animaliste qui permet, par l’humour et par son écriture acérée, d’ouvrir un champ de la réflexion sur notre devenir… » Ils préparent actuellement une nouvelle création d’après le roman de Santiago Pajares, Imaginer la pluie, dont le contexte post-apocalyptique aura pour décor un appentis, un puits, deux palmiers et le désert à perte de vue. Autres inquiétudes d’avenir. À suivre.

Brigitte Rémer, le 28 mai 2023

Scalpel. Texte Alexandra-Shiva Melis – mise en scène et scénographie Martial Anton et Daniel Calvo Funes – avec : Mélanie Depuiset et Frédéric Rebière – musique DEF – marionnettes Daniel Calvo Funes – création lumières Martial Anton – régie Gweltaz Foulon – costumes Maud Risselin – construction décors Thomas Civel – Plastic. Texte Alexandra-Shiva Melis – mise en scène Martial Anton et Daniel Calvo Funes – avec : Mélanie Depuiset et Frédéric Rebière – musique DEF – marionnettes Daniel Calvo Funes et Fabrice Tanguy – scénographie Olivier Droux – création lumières Martial Anton – régie Gweltaz Foulon – costumes Maud Risselin – dessins préparatoires et séquences vidéo Matthieu Maury – construction décors Olivier Droux et Christophe Derrien.

Les 22 et 23 mai 2023, au Théâtre Thénardier, 19 rue Girard, 93100. Montreuil. Métro : Croix-de-Chavaux. Tél. : 01 40 03 75 75, site : www.theatre-thenardier.com – site de la Biennale des arts de la marionnette : www.lemouffetard.com – site de la compagnie : www.tro-heol.fr

© Martial Anton – Scalpel.

© Martial Anton – Plastic.

Triptyque au féminin, de Marta Cuscunà, marionnettiste et performeuse  

© Alessandro Sala / Cesuralab

La Semplicità ingannata au Théâtre Mouffetard – Sorry, Boys au Carreau du Temple, Il canto della caduta, à l’Espace Jacques Brel de Pantin – Trois spectacles présentés dans le cadre de la XIe Biennale Internationale des Arts de la Marionnette.

Portée par Isabelle Bertola et le Centre national de la Marionnette/Le Mouffetard qu’elle dirige, la Biennale Internationale des Arts de la Marionnette se reconnaît cette année dans le thème Résister-Exister : « Quels que soient la bataille engagée, l’époque ou le lieu concerné, ces spectacles témoignent de révoltes et de combats pour plus d’égalités, de solidarités et de libertés. »

Parmi une riche programmation, les spectacles de Marta Cuscunà sont mis à l’honneur. L’actrice et marionnettiste italienne – qui voulait être artiste de music-hall – est née dans une petite ville ouvrière, Monfalcone et s’est formée à Prima del Teatro, l’École européenne pour l’Art de l’Acteur, de Pise. Elle y rencontre les plus grands maitres du théâtre contemporain et dès sa première création, en 2009, intègre les marionnettes dans ses spectacles. Ses thèmes de prédilection tournent autour du féminin, avec sa volonté d’indépendance et ses combats. En 2020, Marta Cuscunà est répérée par Chantiers d’Europe du Théâtre de la Ville et depuis 2022, elle est artiste associée au Piccolo Teatro, à Milan.

© Alessandro Sala / Cesuralab

Sa ligne artistique, née d’une contrainte économique, est définie par le fait d’être seule en scène et d’interpréter tous les rôles. Elle travaille avec la scénographe, Paola Villani dans la recherche des techniques de manipulation et avec Marco Rogantes pour l’écriture des textes. Ensemble, ils cherchent à cerner « comment les mécanismes, les mécaniques, impactent la parole des personnages » ; le processus de création dure plus de deux ans. Marta Cuscunà est virtuose dans ce va-et-vient entre le texte et la technique de manipulation, elle est toutes les voix et voyage à vitesse grand v d’une figurine à l’autre comme un/une pianiste œuvre sur son clavier pour l’interprétation d’un grand concerto.

Dans son spectacle, La Semplicità ingannata/La simplicité trompée, créé il y a dix ans, en 2012, Marta Cuscunà est presque davantage actrice, que manipulatrice. L’argument, librement inspiré de Lo spazio del silenzio, de Giovanna Paolin, met en scène la rébellion d’une communauté de clarisses dans le couvent d’Udine, au XVe siècle. Marta Cuscunà s’en donne à cœur joie dans le marchandage d’abord de jeunes femmes bonnes à marier, ou pas – selon leur degré de beauté, leur caractère et le volume de la dot -. Les femmes mourant souvent en couches, on se bouscule sur le marché des veufs.

© Alessandro Sala / Cesuralab

Quant aux recalées à l’aptitude au mariage, le christ sera leur époux, leur vie, dans le couvent qui leur a grand-ouvert les portes. Là, certaines font le mur ou passent en cachette par les trous de la grille, certaines ont d’étranges visites, d’autres ont la permission de partir en grandes vacances, quelques-unes sortent accoucher dans la plus grande discrétion et avec la bénédiction de l’évêque qui pourrait être, dans quelques cas, le géniteur. On voit la novice se faire raser les cheveux, prendre le voile, faire vœux d’obéissance, jusqu’à ce qu’une demi-douzaine de clarisses organisent une rébellion contre le machisme ambiant. « Dehors, nous ne valons rien », constate l’une d’elle. Et on suit leur épopée-western : absence de missel, crucifixion, nouveau vicaire général, offices, jusqu’à ce que les choses, soixante ans plus tard, se remettent dans l’ordre. C’est piquant, drôle et léger et Marta Cuscunà est dans son élément entre le voile de la mariée qu’elle interprète avec talent et humour et celui de la clarisse-résistante. On a l’impression d’être dans l’allée d’une église, ses marionnettes situées côté jardin, entrent en piste dans la seconde partie du spectacle, celle de la révolte du couvent et vont de la sidération à la désolation, de l’opposition au combat.

© Alessandro Sala / Cesuralab

Dans Sorry, Boys ! créé en 2015, l’exploration des résistances féminines se poursuit, nous sommes face à une galerie de portraits, une douzaine de têtes coupées semblant enfermés dans un carcan ou piquées comme les papillons d’une collection arrêtés dans leur vol. Ces personnages réagissent à une épidémie de grossesse dans une institution scolaire. Côté jardin, l’équipe pédagogique de l’institution et le directeur essayant de dissimuler, des parents, qui, indignation mise à part, cherchent à comprendre et apportent leurs commentaires débridés. Côté cour, les jeunes géniteurs version gros benêts. Marta Cuscunà s’est inspirée d’un fait divers qui avait défrayé la chronique d’une petite ville du Massachusetts, en 2000. Dix-huit lycéennes de moins de seize ans décidaient de tomber enceinte en même temps pour élever leurs enfants ensemble. Les dialogues en direct se complètent par des textos qui s’affichent sur un écran où s’échange la parole des jeunes femmes. Là encore, le plus spectaculaire est ce qui se passe techniquement à l’arrière, avec l’actrice-marionnettiste qui porte les dialogues et danse latéralement avec ses figures à animer. C’est virtuose et sportif.

Dans Il canto della caduta/ La chanson de l’automne, créé en 2018, troisième spectacle présenté par Marta Cuscunà dans le cadre de la Biennale Internationale des Arts de la Marionnette, l’élément visuel est d’une toute autre facture. La scénographie travaille en verticalité et sur trois niveaux de lecture nous mène du centre de la terre chez les souris au paradis des oiseaux, là-haut. Le spectacle est librement inspiré du règne des fanes, véritable mythe issu des légendes d’une province italienne située au Sud-Tyrol, à la frontière de l’Autriche et de la Suisse et qui se transmettent de génération en génération. Construit à partir de différentes sources, il raconte la fin tragique d’un peuple pacifique des Dolomites vivant de manière égalitaire et en symbiose avec la nature, qu’un roi étranger, belliqueux et cruel, vient anéantir pour se maintenir au pouvoir. Les Fanes tuent leurs propres enfants. On assiste à la lutte entre le roi et sa fille et les oiseaux commentent le combat. Il y a du fantastique et du politique dans l’argument et la mécanique complexe des oiseaux géants, qui font figure de commentateurs, tels des dieux. La marionnettiste les manipule par un réseau complexe de câbles et de leviers dont elle joue avec virtuosité. Sans compter ses passages vers le bas de la structure scénographique où elle redescend manipuler les rescapés du massacre, petites marionnettes masquées : on est chez Aylan, un souriceau qui s’impatiente de ne pouvoir sortir à son gré, et sa mère qui le raisonne et le recoud. Et elle lui lit une épopée, comme un conte fantastique. « Aylan, quel passage veux-tu entendre, aujourd’hui ? demande la mère – L’histoire des origines répond-il – Aylan, arrête de trembler, quel passage ? Le noir, la chute ? » reprend la mère. Des courtes phrases s’échangent, à la manière de cadavres exquis.

© Alessandro Sala / Cesuralab

Nous nous enfonçons dans la montagne, écouter le secret d’Amargi, figure-totem des aïeuls et ses anciennes coutumes. Une véritable épopée nous est racontée. Et c’est sur un écran mobile, qui se lève et redescend, situé entre les deux niveaux, qu’on voit le relief inhospitalier de montagnes qui se fendent et de nuages qui mangent la montagne. A l’arrière-scène, un grand écran blanc reçoit les ombres de la structure métallique qui compose l’armature de la scénographie, et celles des oiseaux regardant l’infini, qui, en contre-jour, est de toute beauté. Il ne reste, dans le chant final, qu’un silence de fin du monde et le cliquetis du métal dans la manipulation des oiseaux. Marta Cuscunà est chacune des voix du spectacle et pianote sur son clavier peu tempéré de la manipulation. C’est une guerrière qui nous mène du merveilleux à la réalité.

© Alessandro Sala / Cesuralab

Porte-flambeau de la défense du féminin dans ses différents spectacles, sous des formes variées et pleines de causticité, Marta Cuscunà est une engagée-enragée, artistiquement comme politiquement. Elle ose la provocation ravageuse et, si ses spectacles sont parfois un peu bavards, sa présence, physique et vocale est un plaisir et provoque l’admiration. Sa dextérité et virtuosité de conteuse-actrice et de manipulatrice, fruits d’un immense travail, sont à féliciter chaleureusement.

La Semplicità ingannata, les mardi 16 et mercredi 17 mai 2023 à 20 h au Mouffetard/CNMa (75005). Assistant Marco Rogante – création lumières Claudio « Poldo » Parrino – création son Alessandro Sdrigotti – régie plateau, son et lumières Marco Rogante et Alessandro Sdrigotti – réalisation décor Delta Studios et Elisabetta Ferrandino – réalisation costumes Antonella Guglielmi – traduction, surtitrage Federica Martucci – Sorry, Boys ! les mercredi 10 et jeudi 11 mai 2023 à 19h30 au Carreau du Temple (75003). Conception et réalisation des têtes coupées Paola Villani – assistant réalisateur Marco Rogante – création lumière Claudio « Poldo » Parrino – création son Alessandro Sdrigotti – animation graphique Andrea Pizzalis – création graphique  Andrea Ravieli – têtes inspirées par Eva Fontana, Ornela Marcon, Anna Quinz, Monica Akihary, Giacomo Raffaelli, Jacopo Cont, Andrea Pizzalis, Christian Ferlaino, Pierpaolo Ferlaino, Filippo pippogeek Miserocchi, Filippo Bertolini, Davide Amato – diffusion France Jean-François Mathieu – traduction, surtitrage, Federica Martucci – Il canto della caduta, les samedi 13 mai à 18h et dimanche 14 mai 2023 à 16h, Salle Jacques Brel, à Pantin. Conception et réalisation animatronique Paola Villani – assistant à la mise en scène Marco Rogante – conception vidéo Andrea Pizzalis – création lumières Claudio « Poldo » Parrino – coach vocal Francesca Della Monica – traduction, surtitrage Federica Martucci – création sonore Matteo Braga Régie – lumière, audio et vidéo Marco Rogante – constructions métalliques Righi Franco Srl – assistant réalisation animatronique Filippo Raschi – collaborateur Giacomo Raffaelli.

Brigitte Rémer, le 23 mai 2023